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Vanités picturales d’hier et d’aujourd’hui, ou les figurations de l’invisible, Numéro composé par Jean-Claude Laborie, Revue Textimage, novembre 2015
L’ensemble que nous présentons ci-dessous rassemble les contributions
consacrées à la réflexion sur la peinture, lors du colloque organisé à
Paris Ouest-Nanterre, les 24 et 25 mars 2011, « Les vanités, ou la
permanence de l’éphémère ». La première partie des communications
consacrées au corpus littéraire a fait l’objet d’une publication
séparée dans la revue Etudes Epistèmé).
Il s’avère en effet que les corpus littéraire et pictural n’offrent pas
exactement les mêmes perspectives : la différence essentielle entre
les deux modes de représentation tient à la saisie du temps, enjeu
central de la vanité.
Essai de définition
Dans le champ de l’art occidental, le vaste corpus des « Vanités » a
pour caractéristique fondamentale de transcender les barrières
génériques, de courir d’un mode de représentation à un autre, comme
une sorte d’invariant, marqué dès sa naissance par la double référence
au christianisme et au stoïcisme. Il demeure encore très vivant
aujourd’hui, malgré l’effacement du contexte idéologique d’origine,
réactivé comme une référence ou un cliché susceptibles de nourrir la
réflexion sur notre relation au monde et à sa représentation.
Cependant, il convient de distinguer une notion, une thématique ou un
concept de ce qui deviendra un genre, une forme ou un motif. La
première acception peut s’énoncer comme une méditation sur le sens de
la vie humaine confrontée au temps, comme une interrogation
existentielle fondée sur le constat de la fugacité de toute entreprise
mondaine, dont la mort fournirait une sorte d’image fulgurante. Cette
méditation sur la mort et la fragilité de l’existence est une
constante fondamentale de toute société humaine, à la fois permanente
et sans origine.
Le genre esthétique de la vanité est, quant à lui, d’une tout autre
nature. S’il s’inscrit, à l’évidence, dans le champ des
représentations de la mort, il ne se formalise véritablement qu’à la
fin du XVIe siècle, dans le cadre de l’esthétique baroque. En effet,
il ne suffit pas d’invoquer la représentation d’un crâne ou d’un
squelette dans un tableau, un texte ou une pièce musicale pour être
autorisé à parler d’une vanité. Ce genre repose sur la prise en compte
à l’intérieur de l’œuvre d’un paradoxe initial, qui peut s’énoncer
comme un défi, puisqu’il s’agit d’emprunter la voie étroite consistant
à exprimer le caractère éphémère de toutes choses en fabriquant des
simulacres (les Eidola platoniciennes), dont la secrète et inavouable
fonction serait de durer indéfiniment. Toutes les vanités fournissent
ainsi des réponses instables selon les époques et les présupposés
idéologiques des artistes, pour nourrir la réflexion sur le mode de
figuration et plus largement sur l’attitude à adopter face au constat
de la finitude humaine. La célébration de la vie paisible, le rire,
l’ironie, le tragique ou la promesse d’une rédemption, comme nous le
verrons, apparaissent comme des efforts de triangulation
historiquement déterminés, destinés à résoudre temporairement ce qui
serait, sans cela, de l’ordre de l’aporie. C’est donc la présence
assumée, à l’intérieur d’une image ou d’un texte, de la tension entre
la fugacité du monde représenté et le temps (la durée, le lieu et le
mode) de sa représentation qui caractériserait une vanité, permettant
de la distinguer radicalement des memento mori médiévaux et des très
nombreuses représentations plus ou moins moralisées de la mort qui
parsèment notre histoire culturelle. Nous pouvons ainsi distinguer des
représentations frontales de la mort de celles qui induisent un détour
ou une polysémie. Ce n’est donc pas tant une série de motifs
symboliques, le crâne, la bougie ou la bulle qui importent, que la
postulation de leur dépassement ou de leur contournement. Toute vanité
figure un choix, un « ou bien », en proposant au destinataire au moins
deux possibilités de lecture. La figure de l’anamorphose, si souvent
associée aux vanités, y concrétise souvent la nécessaire coexistence
de ces points de vue divergents.
Cette tension fondamentale se lit déjà dans le texte de L’Ecclésiaste,
qui constitue, pour cette raison même, la référence incontournable. En
effet, ce texte, tardivement inséré dans le corpus vétérotestamentaire
à cause de son aspect hétérodoxe, multiplie jusqu’au vertige constats
et dénégations, pour s’achever sur un suspens ironiquement
pragmatique. Construit selon un mode de structuration énumératif
(comme une vanité), il recentre son propos sur la crise du sujet face
au constat objectif de l’inconsistance d’un monde sur lequel il est
impossible de faire fonds. Ne se contentant pas d’une réitération du
constat, le texte prend la forme d’une exploration des possibles, en
laissant miroiter diverses postures (jouir, prier, écrire, se
représenter la mort…), sans en privilégier finalement aucune. La
lecture ultérieure, proposée par saint Augustin, à partir d’une
position dogmatique plus assurée s’appuyant sur l’opposition entre
vérité et illusion, supposait un absolu depuis lequel l’insuffisance
ontologique d’un monde soumis au passage du temps et à la mutabilité
des choses et des êtres pouvait être dénoncée.
Nous avons en résumé dans ces deux saisies du concept les deux types
de vanités que nous rencontrerons dans l’histoire du genre. La
modulation joue pleinement sur ce qui apparaît comme le troisième
terme du dispositif, à savoir le mode de représentation de l’aporie
initiale. En effet, la figuration du monde dans les vanités se
concentre sur l’exhibition des contours, c’est-à-dire sur les
ailleurs. L’objet est ainsi rendu problématique, séparé radicalement
de son usage ou de son assignation dans le langage courant, par la
rupture de toute continuité qui en permette l’insertion (et donc la
lecture) dans le monde ordinaire. Gilles Deleuze évoque, à propos de
Francis Bacon (sans pour autant que nous rabattions les vanités sur
une « logique de la sensation ») et de l’effort de cet artiste pour
arracher le sujet peint au figuratif (au narratif et à l’illustratif),
la catégorie du « figural » [1]. L’isolement et la séparation des
figures, qu’ils procèdent par effacement ou par accumulation
désordonnée, visent à susciter une lecture verticale et symbolique au-
delà de l’objet, en interdisant la voie horizontale et narrative. Le
destinataire se trouve brutalement convoqué, sommé d’intervenir, afin
d’accomplir un parcours du sens laissé en attente, parcours de
méditation mais également pure jouissance de la pensée. Le mode de
représentation prenant ainsi une consistance inattendue, la figuration
peut se dénoncer elle-même comme art de l’illusion, ou apparaître
comme une solution de contournement ou de résistance. Dans les deux
cas, la démonstration s’abolit au profit d’une monstration par les
moyens de l’art, qui deviennent les véritables enjeux de la réflexion.
La remarquable convergence de cette esthétique avec le baroque, au
XVIIe siècle, explique la prolifération strictement contemporaine des
vanités, dans tous les domaines artistiques. C’est probablement cette
même singularité qui permet également de rendre compte du retour en
grâce de la vanité au XXe siècle, alors même que le socle idéologique
de la contre-réforme n’y a plus de pertinence. L’histoire du genre est
tout entière contenue dans l’autonomisation du médium, qu’elle soit au
final rédimée dans le champ philosophique et théologique ou bien
qu’elle donne lieu à un questionnement de la mimésis et du statut de
l’art.
C’est là l’objet de la réflexion menée lors de nos débats qui,
délaissant l’examen du substrat théologico-philosophique, a privilégié
« la machine à penser » que devient la vanité lorsqu’elle affronte ses
paradoxes initiaux.
[1] Gille Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Paris, La Différence, 1989, p. 9.
ISSN 1954-3840
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